Fatuma Muzungu, conseillère, Stratégie et Innovation, FinDev Canada et Ethel Cofie, directrice générale, Edel Technology Consulting
Peut-il y avoir un aspect positif à une pandémie qui pourrait constituer le plus important recul depuis des décennies dans les efforts mondiaux pour lutter contre la pauvreté et améliorer la vie de gens? Bien que la COVID-19 ait eu des effets dévastateurs partout et ait causé bien des pertes humaines, elle a également créé des incitatifs pour réformer et accélérer les plans et les pratiques visant à transformer positivement les sociétés.
Avant l’arrivée de la pandémie, de nombreux pays africains profitaient d’une croissance économique plus élevée que la moyenne. Cette dernière était alimentée par des prix de produits de base plus élevés, une meilleure gouvernance, une classe moyenne en plein essor et des investissements du secteur privé étrangers et nationaux répondant à l’énorme potentiel dans la jeunesse de plus en plus éduquée et dynamique de l’Afrique.
À la base d’une grande partie de cette croissance était la révolution numérique qui avait déferlé sur le continent au cours de la dernière décennie. En enjambant les technologies de communication traditionnelles, les Africains ont commencé à ressentir les bénéfices d’une économique numérique.
Cela se voit le plus clairement dans l’émergence des plateformes numériques africaines : des modèles d’entreprise axés sur la technologie qui créent de la valeur en facilitant les échanges entre deux ou plusieurs groupes interdépendants, en grande partie les consommateurs et les producteurs. Même avant la pandémie, les plateformes numériques avaient commencé à transformer la façon dont les gens partout sur le continent magasinaient, faisaient affaire, s’éduquaient, recevaient des soins de santé ou participaient à une myriade d’autres activités.
La COVID-19 a accéléré cette « plateformisation » de l’Afrique. Lorsque les ordonnances de confinement à la maison sont entrées en vigueur, les citoyens ont allumé leurs téléphones cellulaires, leurs tablettes et leurs ordinateurs portatifs pour continuer leur vie le plus normalement qu’ils le pouvaient. Il y avait des limitations claires selon l’état de l’infrastructure du réseau dans divers pays, les frais d’utilisation des entreprises de télécommunications, l’accès aux appareils qui habilitaient la connectivité et même les niveaux de littératie. Malgré tout, la tendance était claire.
L’éducation est peut-être le meilleur exemple. Lorsque les écoles africaines ont fermé leurs portes et les étudiants sont restés à la maison, les éducateurs ont dû évaluer d’autres options pour l’apprentissage. Les entreprises de technologie éducative qui éprouvaient des difficultés à convaincre les étudiants, les enseignants et les parents de leur offre de valeur se sont retrouvées submergées par la demande. L’utilisation des plateformes numériques a explosé.
Siyavula en Afrique du Sud, par exemple, a vu le nombre de questions que sa plateforme automatisée envoyait quotidiennement aux étudiants augmenter de 400 %. Au Kenya, l’outil Zeraki Learning de Litemore a été téléchargé plus de 100 000 fois lors du premier mois après la fermeture des écoles, comparativement à un nombre normal de 1 000 téléchargements par mois. Le nombre d’étudiants qui utilisent la plateforme Eneza Education du Ghana et son programme scolaire par SMS en Côte d’Ivoire, au Ghana, au Kenya et au Rwanda a grimpé à plus de 10 millions.
La pandémie a aidé les plateformes numériques à améliorer les chaînes d’approvisionnement existantes ou à en créer de nouvelles. Temie Giwa-Tubosun, une entrepreneure nigérienne, a fondé LifeBank en 2016 pour livrer du sang et des échantillons médicaux de façon plus sécuritaire et efficiente au Nigéria et au Kenya. Les hôpitaux utilisent une plateforme en ligne pour commander, par exemple, des types de sang particuliers de banques de sang enregistrées. LifeBank traite ensuite la livraison dans une chaîne refroidie sécurisée au moyen de motocyclettes, de bateaux, de camions, de tricycles motorisés et même de drones. Depuis la pandémie, l’entreprise a pris de l’expansion afin d’assurer la livraison à temps de réservoirs d’oxygène aux hôpitaux et aux cliniques en difficulté. Elle utilise l’IA et la technologie de chaîne de blocs pour organiser son système de distribution, ainsi que des outils plus accessibles comme les protocoles USSD et SMS à des fins de convivialité pour les utilisateurs finaux.
L’agriculture, laquelle compte pour environ le quart du PIB du continent, en a également profité. La plateforme numérique Farmcrowdy du Nigéria relie plus de 420 000 participants à la chaîne de valeurs alimentaires dans un réseau qui offre l’accès à des services financiers, qui réduit le coût de production, qui ouvre l’accès aux marchés et qui génère un meilleur rendement des cultures. Lors du premier trimestre de 2020, Farmcrowdy a eu une augmentation de 20 % de son utilisation, stimulée par des consommateurs cherchant des solutions alimentaires en ligne. Pareillement, au Ghana, Farmerline utilise les technologies mobiles et Web pour fournir aux fermiers des conseils en agriculture et des renseignements météorologiques pour les rendre plus productifs.
La pandémie a poussé également les gouvernements à reconnaître la valeur des plateformes numériques et à changer la façon dont ils offrent leurs services. Le gouvernement national du Togo a lancé un programme de bien-être social offert par l’entremise d’une plateforme numérique pour aider les citoyens, en particulier les femmes, touchés par la pandémie. Des douzaines d’autres pays africains ont emboîté le pas. Comme l’a observé le Forum économique mondial, « [...] les outils numériques sont utilisés pour surmonter certains des plus grands défis en matière de transfert d’argent pour les pays en développement, particulièrement en ce qui a trait aux communications, au recrutement de nouveaux citoyens, à l’identité numérique, au contrôle pour l’admissibilité et pour la transmission des paiements ».
Cette pandémie a mené à une explosion de l’activité du commerce électronique partout en Afrique. La plateforme de produits de consommation Jumia a vu une augmentation de plus de 50 pour cent (de 3,1 millions à 4,7 millions) du volume de transactions au cours des six premiers mois de 2020, comparativement à la même période en 2019. Dans des domaines comme la fabrication, la logistique, la santé, l’énergie, le transport, les biens immobiliers, les services financiers et même la gestion des déchets, la pandémie a poussé les gens particuliers ouet les entreprises de l’Afrique à découvrir les avantages des plateformes numériques. Cela a créé des emplois directement par l’exploitation des plateformes elles-mêmes, mais également par l’entremise d’une demande accrue pour les fournisseurs de plateforme et leurs propres sous-traitants.
Il ne fait aucun doute que les technologies numériques changent la donne pour l’Afrique, non seulement en augmentant la productivité et en améliorant la façon dont les gens sur le continent mènent leur vie, mais également en devenant une source viable de croissance économique et de création d’emplois. Cependant, la montée des plateformes numériques en Afrique n’est pas en elle-même un remède universel. L’économie du travail occasionnel qui en découle expose les travailleurs à des heures de travail longues et imprévisibles avec une paie minime et parfois sans aucune protection en avantages sociaux.
De plus, un récent rapport de la Banque mondiale a noté que cette tendance doit « être soutenue par des investissements dans l’infrastructure physique, l’électricité, la littératie et une réglementation intelligente ». Les investisseurs d’impact doivent profiter de cette occasion pour appuyer la croissance de l’Afrique et soutenir sa révolution et plateformisation numériques en cours en :
- investissant dans des entreprises novatrices;
- aidant les PME locales à avoir accès à plus de liquidités ou à renforcer leur capacité interne;
- appuyant les infrastructures numériques et physiques qui alimentent ces plateformes numériques.
De tels efforts joueront un rôle essentiel pour permettre un accès répandu aux produits et outils numériques et assurer leur abordabilité pour les particuliers et les entreprises.